Bonjour, je
m’appelle Philippe Baryga. Je vis depuis une dizaine d’années à Libourne, mais
ma formation artistique s’est déroulée à Lille, dans le nord de la France.
C’est une région frontalière, et je passais mon temps à aller voir des
expositions d’art contemporain en Belgique, en Hollande, en Allemagne, qui
étaient des pays très actifs dans ce domaine. Je ne jurais que par l’art
contemporain, un art qu’on qualifiait de radical. Vous connaissez ce mot, c’est
un terme de grammairien et de botaniste qui désigne la racine. Un art radical
questionne les racines mêmes de l’art, il agit en profondeur. Radical, ça signifie
aussi qu’il y a rupture avec le passé. Je n’ai pas toujours eu un rapport épanoui
avec l’histoire de l’art.
Dans ce milieu
de l’art contemporain, il y a un événement important, c’est la biennale de
Venise, où l’on voit l’art le plus récent, le plus avancé. Je me suis rendu à
la biennale de Venise en 1999, et là j’ai été complètement retourné. Je logeais
dans une petite maison à côté de laquelle il y avait une autre maison qui
portait une plaque : ici a vécu Véronèse. J’étais le voisin de Véronèse,
et dans les églises, tout autour, je voyais des tableaux ou des fresques de
Véronèse, de Tintoret, de Bellini, de Carpaccio.
J’ai eu
l’impression d’être chez moi : je comprenais leurs couleurs, leurs
formats, le rapport à la narration, les effets de motifs ou de textures. Comme
j’étais venu pour de l’art actuel, je ne voyais pas ces tableaux comme de l’art
ancien, ils étaient aussi actuels que ce que je voyais à la biennale. Ça, c’est
une posture qu’on appelle post-historique, et qui consiste à considérer que
tout art m’est contemporain puisque je le considère ici et maintenant. J’ai
commencé à copier des tableaux des 15e, 16e, 17e
siècles, à la gouache sur papier, en allant assez vite. C’est dans cet état
d’esprit et ces conditions qu’a été réalisée cette petite gouache d’après
Georges de La Tour.
Il y a toute une
histoire de la copie en art. Matisse a beaucoup copié Chardin, par exemple.
Picasso a copié Delacroix, Manet, Poussin. Je donnais à l’époque un cours
d’histoire de l’art à la fac. Et plutôt que d’expliquer des chefs d’œuvre dans
l’ordre chronologique, ce qui est assommant, j’ai commencé à demander aux
étudiants de choisir un vieux tableau européen, d’avant 1800. Ils avaient 3
heures pour le copier – alors que ce n’étaient pas des peintres ou des artistes- et ensuite ils pouvaient m’en parler, me
l’expliquer. C’est une pédagogie de l’art par la copie. Dans toutes les écoles
d’art provinciales, on se prête à cet exercice de la copie, c’est très
humble : on assume qu’on n’invente absolument rien. Dans le domaine de la
musique populaire, ça s’appelle la reprise.
Depuis plus
récemment, j’ai choisi plus consciemment de copier des tableaux qui
présentaient une certaine actualité. C’est le cas de celui-ci qui montre la
famille de Loth fuyant la destruction de leur ville, Sodome. Des anges
déclenchent une pluie de météores, on appelle ça « le feu du ciel ».
C’est un bombardement. Quand j’ai commencé à copier ce tableau sur 4 feuilles,
on voyait les Iraniens qui lançaient des roquettes sur Israël, et les défenses
anti-aériennes qui tiraient sur les roquettes. C’était à peu près la même
image. Loth et sa famille ont connu la fin du monde, ils y ont survécu, et
après il va encore se passer des horreurs. Tout cela est très actuel. La
peinture flamande du 16e siècle est une peinture complètement
psychotique, parce que les gens ont vécu des horreurs, ils ont pensé des horreurs,
et tout cela se stratifie dans ces tableaux très précis et très dramatiques qui
sont peints à la peinture à l’huile sur bois.
Georges de La
Tour est assez différent. Il est Lorrain pendant la guerre de Trente ans, donc
lui aussi a vu des horreurs. Et il fait des tableaux très méditatifs, très
introspectifs que je trouve magnifiques. Il a fait trois versions de la
Madeleine à la veilleuse, c’est une histoire tirée du Nouveau Testament mais ce
n’est pas ça qui m’intéresse. J’ai vu la version du Louvre, très souvent. J’ai
vu une fois la version de New York. Mais la version de Washington, jamais.
Alors je l’ai copiée avec les documents dont je disposais, pour la voir. Et
tant qu’à faire j’ai copié aussi les deux autres, pour savoir à quoi
ressembleraient les trois accrochées sur le même mur.
Quand je peins
un tableau comme ça, je suis dans le présent de la peinture. Je suis dans le
temps post-historique. Je parle au présent : purée, il est fort le
collègue. Il a combien de pigments différents ? Je parle à La Tour
aussi : tu as fait exprès que ton gros livre ressemble à une pierre
taillée ? Ce n’est pas tant un travail de peinture qu’un travail d’analyse
et de dialogue. Pour moi, je réalise simplement mon travail de spectateur, mais
je le fais mieux et plus longtemps avec les pinceaux à la main.
Et à la fin,
j’ai trois copies qu’un étudiant d’école des beaux-arts de Pékin aurait fait
bien mieux que moi. Alors qu’est-ce que j’en fais, maintenant ? J’ai eu
une idée, et c’est de cette idée que je voudrais qu’on discute. J’ai voulu
tester la résistance de ces tableaux. Je me suis dit, je pourrais tirer sur
l’un, brûler le second, attaquer le troisième à coups de hache… Vous vous
souvenez, en 2015 des terroristes ont tiré dans le musée du Bardo, en Tunisie,
il y a eu 24 morts. Un peu plus tard on a eu des morts en France, dans un
contexte de culture aussi, ce n’est pas un hasard. Comme je connais un tireur
sportif, très compétent, médaillé, qui s’appelle Benoît Ruiz, je lui ai demandé
s’il pouvait tirer sur ces tableaux à l’arme automatique.
Ce n’est pas
évident du tout. On est dans un champ de tir, très sécurisé et surveillé. Si
j’ai le droit d’être là, c’est qu’on a vérifié mes antécédents judiciaires. On
n’a pas le droit de tirer en rafale. Et normalement on n’a pas le droit de
tirer sur une cible à forme humaine. Il y a eu une exception ici parce que
c’est un projet artistique. Et Benoît Ruiz m’a demandé où il fallait qu’il
tire, parce qu’il est à 50 mètres de distance et qu’à 50 mètres il atteint
n’importe quel point que je lui désigne. Alors c’est devenu –et ça m’a troublé-
une continuation de l’acte de peinture : je lui demandais de tirer dans
les zones noires, bouchées, pour les animer un peu. J’ajoute que je déteste les
armes à feu, cet environnement du champ de tir est pour moi très stressant.
Mais c’est aussi un milieu où les gens regardent, se concentrent… Ce n’est pas
la méditation esthétique devant une œuvre d’art, mais ça y ressemble quand
même.
J’avais déjà
travaillé avec Benoît Ruiz sur un autre projet qui consistait à tirer sur un
tableau qui représentait une arme du far west, un colt 45 de 1860, avec l’arme
la plus proche possible. Ça a été dans ce cas une réplique d’un Remington de 1863,
pour laquelle il faut fabriquer soi-même ses munitions, c’est-à-dire faire
fondre du plomb pour fabriquer des petites sphères de calibre 11,43mm qui,
selon la quantité de poudre qu’on met ensuite dans le logement du barillet,
peuvent transpercer une épaisse planche de bois à 500 mètres de distance. Ce
sont des armes effroyables, dont le maniement est très difficile, mais le
résultat, sur mes tableaux, ce sont des petits trous bien nets qu’on croirait
faits à la perforeuse. Vous ressentez peut-être qu’il n’y avait rien de
viscéral dans les tirs : c’était une sorte de jeu intellectuel entre
l’arme réelle et sa représentation, un peu à la Magritte : ceci n’est pas
un revolver.
Maintenant je
souhaite vraiment vous entendre, parce que le sens des trois copies de Georges
de La Tour m’échappe, lui, à peu près complètement. Qu’est-ce que ces tableaux
racontent ? Et comment les ressentez-vous ? Et sur qui, en définitive,
a-t-on tiré ?